• The Mojave Phone Booth

     extrait de "jusque-là tout allait bien en Amérique" tome 2 des chroniques de la vie américaine par Jean Paul Dubois.

     

     

     -->   Selma Chantz

     

    Depuis qu’il avait appris son existence, il pensait souvent à elle. Jamais encore il n’avait osé lui parler mais déjà il se demandait ce qu’il ressentirait le jour où il la rencontrerait. Il n’était pas le seul à vouloir l’approcher, à désirer passer quelques heures avec elle. Le monde entier ne cessait de l’appeler, de jour comme de nuit. Lui, jusque là, sans doute par timidité, ne s’y était pas risqué. Pourtant, le 23 janvier, un peu avant minuit, il décrocha le téléphone et, comme les autres, composa son numéro : 001 760 733 9969. il prit alors conscience qu’elle se trouvait à l’autre bout du monde, à dix mille kilomètre de chez lui, à neuf heures de décalage, seule, isolée en plein désert de mojave, à la frontière de la Californie et du Nevada. Il laissa aller une sonnerie, puis deux, puis trois. Et le miracle s’opéra. Quelqu’un décrocha. Une voix de femme, calme, dit : « bonjour, je suis Selma Chantz. »

     

     

    Alors, lui songea que, pour une fois, il avait eu de la chance. Là-bas il était 15 heures, il faisait chaud et à part quelques Joshua trees ce n’était que sable et rocaille à perte de vue. Selma avoua être là depuis le matin, et les appels n’avaient pas cessé. Elle raconta la couleur du ciel, l’odeur de la terre, le bruit du vent. Il demanda ce qu’elle avait ressenti quand elle l’avait vue pour la première fois. « Une joie qui venait de l’enfance. » Il comprit parfaitement ce qu’elle voulait dire. Il la remercia pour toutes ces petites choses, espéra qu’un jour ils se reparleraient peut-être et, doucement, raccrocha. Eteignant sa lampe, il imagina Chantz debout dans la lumière, patiente, attentive, prête à décrocher à la moindre sonnerie pour que continue à vivre la cabine téléphonique la plus isolée, la plus insensée et sans doute la plus aimée de la planète. Oui, cette nuit-là, il s’endormit tranquille sachant que, là-bas, Chantz veillait.


     

    Propriété de la compagnie Pacific Bell, cette modeste cabine d’aluminium était devenue, en quelques années, une étrange entité, un petit bout d’humanité. Il connaissait son emplacement sur la carte, tout autant que l’histoire de son implantation. Elle avait été installée à la fin de années 60 au plus prés d’une mine d’où l’on extrayait de la pierre volcanique. A cinq kilomètres du chantier. A vingt-cinq du premier village. Autant dire, nulle part. on avait arrêté l’exploitation, fermé la site, mais la cabine était restée, rendue au silence et à l’oubli du désert.

     

    Aujourd’hui encore, il éprouvait un certain plaisir à raconter la suite de l’affaire. En 1997, un randonneur, amateur de solitude et de grands espaces, découvrait l’icône de la cabine sur la carte d’état-major. Intrigué, il partit à sa recherche, la trouva et, à son retour, fit le récit de son voyage initiatique dans Wig Out, un magazine underground. Godfrey Daniels, originaire de Tempe, Arizona, propriétaire d’une société informatique, lut l’histoire, s’en alla lui aussi dans le désert, en revient transfiguré au point d’ouvrir aussitôt plusieurs sites Internet consacrés à la « loneliest phone booth on Earth ». Il diffusa des photos de l’endroit, le numéro d’appel, et multiplia les slogans tels que : « Si vous entendez sonner cette cabine, décrochez. C’est moi. » Ou encore ce commandement quasi biblique : « Appelez, appelez sans cesse, et alors, ils répondront. » Mettant ses préceptes en pratique, il téléphona tous les jours. Et obligea ses amis à faire de même. Evidemment, le miracle se produisit. Un matin, quelqu’un qui n’avait aucune raison de se perdre sur cette piste de coyotes passa devant la cabine au moment où elle sonna. Il prit le combiné. Et il dit son nom (il s’appelait Caffee). Et on lui expliqua qu’il était le premier. Et qu’à sa suite, c’est le monde entier qui allait carillonner.

     

    Oui, il aimait bien raconter cette histoire qui partait dans tous les sens pour toujours aboutir sur les fils « plus » et « masse » du 760 733 9969. Il aimait savoir qu’une centaine d’appels émis de tous les continents arrivaient chaque jour à la cabine. Et qu’il se trouvait des adeptes assez motivés pour entreprendre le voyage jusqu’à la cabine, attendre à son chevet, décrocher, pour dire des choses simples, comme l’heure, le temps qu’il fait, n’être pas trop bavard, prendre seulement son quart et, en quelque sorte, entretenir la lueur de la vie.

     

    Sur Internet, il avait lu les choses les plus invraisemblables à propos de ce téléphone. Comme ce geste insensé qu’avaient accompli deux Américains, Chuck Atkins et Steve Amoya. Ayant passé des nuits et des jours à tenter d’appeler la cabine et s’étant heurtés lors de chaque communication au signal occupé, les deux amis en conclurent que le combiné était décroché et qu’il leur appartenait de remettre les choses en ordre. Ils traversèrent donc une partie du pays pour remettre l’appareil sur son réceptacle. A leur arrivée, ils découvrirent que c’était la ligne qui était provisoirement en dérangement. Il se souvenait aussi d’avoir lu que des fanatiques avaient tracé au sol, avec des pierres, prés du téléphone, une immense flèche pour que le sanctuaire puisse être repéré d’avion. Et que dire de Rick Karr, cinquante et un ans, qui, se disant guidé par l’Esprit-Saint, avait passé quarante jours et quarante nuits, au pied de la ligne, répondant au millier d’appels qu’il avait reçus, dont celui qui le marqua à jamais et qui provenait d’un énigmatique « Sergent Zeno from the Pentagon ». Lui ne prétendait pas aux mêmes performances que karr. Il voulait seulement faire sa part. prendre son quart. Le jour de son départ, il composa le numéro. Chantz était partie. La connerie bourdonna à l’infini.

     

    La route n’en finissait pas. Barstow. Ludlo. Après Kelso il prit un chemin de terre sur la gauche, puis, dix kilomètres plus loin, Aiken Mine Road, une piste de pierres qui mordait le ventre de la voiture. A gauche il vit le dos rond d’un volcan, le contourna avant de redescendre vers le désert et les Joshua trees. La cabine était quelque part en bas, enracinée, plantée parmi eux. D’abord il aperçu la Jeep, 949KHF, immatriculée dans l’Arkansas. Deux hommes et deux femmes qui avaient passé la nuit à répondre au téléphone rangeaient leur campement. Lorsqu’ils partirent vers l’Ouest, il se retrouva pour la première fois, seul et ému, face au grand standard du monde. Il commença par détailler la cabine. Toutes les vitres avaient été cassées et sur les structures on comptait six impacts de balles de un centimètre de diamètre. Certains, recouverts avec un bout de sparadrap, portaient ce message : « Bien sûr, vous pourriez tirer sur elle. Mais pourquoi donc le feriez vous ? » Il parcourut aussi des dizaines de courts textes écrits en capitales sur les parois : « THE BEST PHONE SEX I EVER HAD WAS HERE », « LOVE THIS SPOT », « ERIK WAS HERE THE 01/01/2000 AT 00h00 », « EN ENTENDANT TA VOIX D’ICI, J’AI SU QUE JE T’AIMAIS (*) ». Sur les pages « notes » d’un vieil annuaire fixé au montant de la cabine, il lut le journal de bord détaillé tenu par un certain Dave, à l’âme sans doute greffière. Il avait inscrit le jour et l’heure des appels. Ils provenaient de Nouvelle-Zélande, du Pérou, d’Allemagne, de New-York, du Canada.

     

    Prés de lui, parfois, un léger souffle de vent soulevait un voile de poussière, mais aussitôt, nimbé de lumière dorée, le tableau retombait dans le calme et le silence des origines. Bien sûr, il sursauta. Un frisson le parcourut. Il eut même le sentiment que ce premier appel, comme une pierre, tombait du ciel : « C’est Ted, de Santa Barbara. Ca va ? Frank est là ? tu es sûr qu’il n’y est pas ? Regarde bien autour de toi, vers les arbres, le désert. Tu devrais l’apercevoir quelque part. il vient de passer soixante-quatre jours au pied de la cabine. Je lui ai parlé tous les soirs. Tu vois pas des affaires à lui traîner quelque part ? » Et il n’eut plus un moment à lui. Semblant posséder sa propre vie, la ligne ne cessa de sonner.

     

    Franz d’abord, de Vienne, Autriche : « il fait nuit ici. C’est bien que tu sois là, que tu m’aies répondu. Tellement que je vais pas pouvoir te parler plus longtemps. » Un anonyme lui dit des choses inaudibles du Caire. De Chicago, Rod le pria d’inscrire son nom et son numéro de téléphone sur la paroi de la cabine. De Tampere, Finlande, Rosa lui demanda de décrire ce qu’il voyait autour de lui, l’écouta sans l’interrompre, lui confia qu’il lui offrait une bien belle nuit, et, pour le remercier, fit jouer quelques mesures d’une chanson de Nat King Cole. Le soleil dorait son visage. Il tenait le monde entre ses mains, passait du jour à la nuit et de la nuit au jour, traversait les méridiens, enjambait les tropiques.

     

    « Je suis Jim. Du Cap. Afrique du Sud. J’appelle pour savoir si j’ai des messages. Laura t’en à pas laissé un ? si tu lui parles aujourd’hui, dis-lui que j’appellerai lundi et mardi et les jours suivants à cette même heure. Tu as compris ? » Tout. Il comprenait tout. Qu’on lui donne des consignes précises. Qu’on le traite comme une boîte vocale. Qu’on lui fasse écouter du Nat King Cole des septentrions, et même qu’un résidant aviné de la Mariahilferstrasse lui tienne des serments d’ivrogne. Il était là pour cela. Il était l’oreille du monde, il se devait de tout entendre. C’était même dans l’ordre parfait de cette géométrie dans l’espace inscrite à l’intérieur de ce triangle de l’absurde dont il représentait une sorte d’hypothétique hypoténuse. En fin d’après midi, une femme d’Austin, Texas, lui parla un peu d’elle et lui demanda pourquoi il avait fait un si long voyage. Il marqua un silence, puis s’entendit lui répondre : « Juste pour décrocher ».

     

    Ce jour-là il reçut plus d’une centaine d’appels. La cabine sonna de jour comme de nuit. Elle sonna pour dire des choses simples , insignifiantes, pour raconter que, çà et là, le monde dormait les yeux ouverts, s’agitait, avait le goût de boire et la frayeur du noir. A l’aube, au moment de repartir, il regarda l’immensité du ciel, les bosses du volcan, les arbres de Joshua, il entendit le vent de l’hiver se frotter contre les buissons, mesura l’étendue de sa chance, nettoya autour de la cabine les quelques traces de son passage, puis resta un instant immobile devant le combiné, priant qu’il sonne une dernière fois et que ce soit Selma Shantz. « Que faites-vous donc là ? », dirait  elle, surprise. Alors, dans la lumière du matin, le visage irradiant « cette joie qui venait de l’enfance », il pourrait simplement lui répondre : « j’attendait votre appel ».         <--

     

     

     

     

    (*) L’essentiel du but de mon voyage  tient dans cette phrase, cependant, l’histoire de cette cabine révèle une toute autre importance.

     

     

    Cette cabine a vraiment existé comme vous pouvez le voir sur le lien :

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Mojave_phone_booth 

    j’ai envie de parcourir le monde pour découvrir des plaisirs simple comme celui ci.

     


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